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HISTOIRE GEOGRAPHIE CITOYENNETE

480 avant J.-C. - La bataille de Salamine selon Hérodote

15 Avril 2011, 07:44am

Publié par histege

480 – LA BATAILLE DE SALAMINE SELON HÉRODOTE

 

            Hérodote s’étend longuement sur la bataille de Salamine, qui fixe le sort de la Deuxième guerre médique.

 

« Sur mer : les Grecs à Salamine.

 

Les forces navales des Grecs, qui avaient quitté l'Artémision, vinrent à la demande des Athéniens mouiller à Salamine. Les Athéniens avaient leurs raisons pour les prier de s'arrêter là : ils voulaient évacuer de l'Attique les enfants et les femmes, mais aussi discuter des plans à adopter. Vu les circonstances ils avaient à tenir conseil, puisqu'ils étaient trompés dans leur attente : ils pensaient trouver toutes les forces du Péloponnèse installées solidement en Béotie et prêtes à recevoir le Barbare ; ils constataient qu'il n'en était rien, et ils apprenaient que les Péloponnésiens fermaient l'Isthme par un muret, soucieux par-dessus tout de sauver le Péloponnèse, s'attachaient à le protéger en abandonnant tout le reste. En apprenant cette nouvelle, ils avaient alors demandé que la flotte mouillât à Salamine.

Les alliés s'arrêtèrent donc à Salamine, sauf les Athéniens qui allèrent chez eux. Sitôt arrivés, ils firent proclamer par le héraut que tout Athénien devait mettre en sûreté ses enfants, sa famille et ses gens comme il le pourrait. Les Athéniens firent alors partir leurs familles, pour Trézène le plus souvent, ou encore pour Égine ou Salamine. Ils se hâtèrent de les évacuer pour obéir à l'oracle sans doute, mais ils avaient encore et surtout un autre motif : d'après eux un grand serpent, qui est le gardien de leur Acropole, vit dans le temple ; ç'est ce qu'ils disent, et ils sont d'ailleurs si bien persuadés de son existence qu'ils lui apportent chaque mois des offrandes rituelles : l'offrande consiste en un gâteau de miel. Or le gâteau, qui jusqu'alors avait toujours disparu, n'avait pas été touché cette fois. La prêtresse avait signalé le fait, et les Athéniens n'en furent que plus pressés de quitter leur ville, parce qu’ils pensèrent que la déesse avait elle aussi abandonné leur Acropole. Quand ils eurent évacué tous leurs biens, ils rejoignirent la flotte au mouillage.

Quand la flotte de l'Artémision eut mouillé devant Salamine, le reste des forces navales de la Grèce, en apprenant son arrivée, quitta Trézène et vint la, rejoindre (les ordres précédents avaient indiqué le port, de Trézène, Pogon, pour point de ralliement). Les navires rassemblés à Salamine étaient bien plus nombreux qu'ils ne l'étaient au combat de l'Artémision, et venaient d'un plus grand nombre de cités. Le chef suprême était, de même qu'à l'Artémision, Eurybiade fils d'Euryclidès, un Spartiate, mais qui n'était pas de la famille royale ; les vaisseaux les plus nombreux de beaucoup et les meilleurs étaient ceux des Athéniens.

Voici les peuples qui participaient à l'expédition : pour le Péloponnèse, les Lacédémoniens fournissaient seize vaisseaux, les Corinthiens autant qu'à l'Artémision, les Sicyoniens quinze, les Épidauriens dix, les Trézéniens cinq, les Hermioniens trois (tous, sauf les Hermioniens, appartiennent au peuple dorien et macédnon, partis en dernier lieu d'Érinéos, de Pindos et de la Dryopide ; les Hermioniens, eux, sont des Dryopes qu'Héraclès et les Maliens ont chassés du pays nommé Doride à présent).

Voilà les peuples du Péloponnèse qui participaient à l'expédition, et voici maintenant ceux du continent, hors du Péloponnèse : les Athéniens, qui fournissaient autant de vaisseaux que tous les autres ensemble, en avaient cent quatre-vingts ; ils étaient seuls, car à Salamine les Platéens n'étaient pas à leurs côtés dans la, bataille, en raison du fait suivant : quand les Grecs en quittant l'Artémision passèrent devant Chalcis, les Platéens débarquèrent sur l'autre rive, en Béotie, et s'occupèrent d'évacuer leurs familles ; en sauvant les leurs, ils se mirent en retard. (Les Athéniens, à l'époque où les Pélasges possédaient le pays qu'on appelle la Grèce, étaient des Pélasges, nommés Cranaens ; sous leur roi Cécrops ils s'appelèrent les Cécropides ; quand le pouvoir passa aux mains d'Érechthée, ils changèrent de nom et s'appelèrent Athéniens et, quand Ion fils de Xouthos devint leur chef, ils prirent son nom et s'appelèrent Ioniens.)

Les Mégariens fournirent le même nombre de vaisseaux qu'à l'Artémision, les Ambraciotes amenèrent sept navires aux alliés, et les Leucadiens trois (ceux-là sont des Doriens venus de Corinthe).

Parmi les Grecs des îles, les Éginètes fournissaient trente navires ; ils en avaient d'autres tout équipés, mais ils les gardaient pour protéger leur propre pays et ils employèrent à Salamine ces trente vaisseaux, leurs meilleurs marcheurs (les Éginètes sont des Doriens venus d'Épidaure ; leur île s'est appelée d'abord Oinoné). Il y avait ensuite les Chalcidiens avec les vingt navires qu'ils avaient à l'Artémision, et les Érétriens avec les sept qu'ils y avaient amenés ; puis les gens de Céos, avec leurs vaisseaux de l'Artémision (ils sont de race ionienne, originaires d'Athènes). Les Naxiens, qui amenaient quatre navires, avaient été envoyés auprès des Mèdes par leur cité, tout comme les autres Insulaires, mais, en dépit des ordres qu'ils avaient reçus, ils allèrent rejoindre les Grecs à l'instigation d'un de leurs concitoyens les plus distingués, Démocrite, qui commandait alors l'une de leurs trières (les Naxiens sont des Ioniens de souche athénienne). Les Styréens amenaient leurs vaisseaux de l'Artémision, et les Cythniens en fournissaient un, plus un navire à cinquante rames (ces peuples sont tous les deux des Dryopes). Les Sériphiens, les Siphniens et les Méliens étaient également présents : eux seuls, de tous les Insulaires, n'avaient pas cédé au Barbare la terre et l'eau.

Les peuples qui habitent en deçà des Thesprotes et du fleuve Achéron participaient tous à l'expédition. Les Thesprotes habitent aux frontières des Ambraciotes et des Leucadiens, les alliés venus des régions les plus lointaines. Parmi les peuples encore plus éloignés, les Crotoniates furent les seuls à venir au secours de la Grèce au moment du danger, avec un seul vaisseau, sous les ordres d'un homme qui avait trois fois remporté la victoire aux Jeux Pythiques, Phayllosa (les Crotoniates sont des Achéens).

Donc ces peuples participaient à l'expédition avec des trières, sauf les Méliens, les Siphniens et les Sériphiens qui avaient des vaisseaux à cinquante rames ; les Méliens (qui sont issus des Lacédémoniens) en avaient deux, les Siphniens et les Sériphiens (qui sont des Ioniens originaires d'Athènes) chacun un. Au total, les vaisseaux, non compris les navires à cinquante rames, étaient au nombre de trois cent soixante-dix-huit.

Rassemblés à Salamine, les chefs militaires des cités nommées ci-dessus délibérèrent ; Eurybiade avait proposé d'autoriser qui le voudrait à dire en quel endroit il lui semblait opportun d'engager le combat naval, dans les régions qui leur appartenaient encore ; Athènes était abandonnée déjà, il parlait donc des autres régions. Les opinions exprimées furent en majorité d'accord pour que la flotte gagnât l'Isthme et livrât bataille devant le Péloponnèse, en donnant pour raison qu'à la suite d'une défaite navale les alliés, s'ils étaient à Salamine, seraient bloqués dans une île sans secours possible, tandis qu’à l'Isthme ils se retrouveraient au moins en terre amie.

 

Prise d'Athènes.

 

Les chefs du Péloponnèse soutenaient cet argument lorsqu'un Athénien survint avec la nouvelle que le Barbare était en Attique et livrait tout le pays aux flammes. En effet, Xerxès et son armée avaient traversé la Béotie, brûlé la ville de Thespie, abandonnée par ses habitants qui s'étaient réfugiés dans le Péloponnèse, et celle de Platées dans les mêmes conditions, et ils étaient arrivés dans Athènes et dévastaient toute la région. Ils avaient incendié Thespie et Platées quand les Thébains les avaient prévenus que ces villes n'avaient pas épousé leur parti.

Depuis le moment où les Barbares avaient franchit l'Hellespont, point de départ de leur marche en Europe après s'y être arrêtés un mois, y compris le temps de la traversée, il leur avait fallu trois autres mois pour parvenir en Attique, où ils arrivèrent sous l'archontat dans Athènes de Calliadès. Ils s'emparèrent de la ville qui était déserte, et n'y trouvèrent qu'un petit groupe d'Athéniens réfugiés dans le temple : c'étaient des intendants du temple et quelques pauvres gens qui s'étaient barricadés sur l'Acropole avec des planches et des poutres et tentèrent de résister à l'assaillant ; leur pauvreté les avait empêché de quitter la ville pour aller se réfugier à Salamine, et d'ailleurs ils croyaient avoir seuls compris le sens exact de l'oracle prononcé par la Pythie : imprenable sera la muraille de bois ; l'asile promis, c'était, pensaient-ils, une barricade et non pas les vaisseaux.

Les Perses prirent position sur la butte, située en face de l'Acropole, que les Athéniens appellent l'Aréopage et, pour assiéger le temple, ils employaient cette méthode : ils entouraient leurs flèches d'étoupe et les lançaient enflammées contre la barricade. Cependant les assiégés tenaient bon, quoique leur situation fût désespérée et que leur retranchement eût trahi leurs espoirs ; ils n'écoutèrent même pas les Pisistratides qui leur proposaient de négocier un accord, et s'ingénièrent à résister par d'autres moyens ; en particulier, ils faisaient rouler des blocs de pierre sur les Barbares quand ils approchaient des portes. Leur résistance arrêta longtemps Xerxès, qui ne pouvait en venir à bout.

Enfin les Barbares découvrirent un moyen de vaincre cet obstacle ; car il fallait que l'oracle s'accomplît et que l'Attique tout entière sur le continent tombât au pouvoir des Perses. Sur le devant de l'Acropole, en arrière des portes et de la rampe d'accès, en un point qu'on ne surveillait pas et par où jamais un homme, pensait-on, n'aurait pu monter, quelques soldats escaladèrent le rocher du côté du sanctuaire d'Aglaure, fille de Cécrops, malgré les difficultés du terrain. Lorsque les Athéniens les virent sur l'Acropole, les uns se jetèrent du haut du rempart et se tuèrent, les autres se réfugièrent à l'intérieur du temple. Les Perses, entrés dans l'Acropole, s'occupèrent d'abord des portes de la citadelle et, après les avoir ouvertes aux leurs, ils massacrèrent les suppliants ; ils les exterminèrent jusqu'au dernier, puis ils pillèrent le temple et incendièrent tout ce qui était sur l’Acropole.

Maître d'Athènes tout entière, Xerxès envoya un homme à cheval informer Artabane, à Suse, de son présent triomphe. Le jour qui suivit le départ de son messager, il fit venir les Athéniens exilés qui l'accompagnaient et leur ordonna d'aller sacrifier sur l'Acropole selon leurs rites ; peut-être un songe lui avait-il dicté cette décision, peut-être était-ce simplement le remords d'avoir fait incendier le temple. Les bannis athéniens firent ce qu'il leur demandait.

Je veux dire ici la raison pour laquelle j'ai signalé ce fait. Il y a sur l'Acropole un temple dédié à Érechthée qui, dit-on, naquit de la terre, et l'on voit dans ce temple un olivier, ainsi qu'une source d'eau salée : les traditions d'Athènes veulent que Poséidon et Athéna, qui se disputèrent le pays, les aient fait apparaître à l'appui de leurs revendications. Or il se trouva que l'olivier fut brûlé dans l'incendie du temple par les Barbares ; mais, le lendemain de l'incendie, quand les Athéniens chargés par le roi d'offrir un sacrifice montèrent au sanctuaire, ils virent qu'une pousse haute d'une coudée avait jailli du tronc. Voilà ce que dirent les bannis.

 

À Salamine: l’intervention de Thémistocle.

 

Les Grecs à Salamine furent  si consternés, lorsque la nouvelle leur parvint du sort de l'Acropole d'Athènes, que certains de leurs chefs n'attendirent même pas la conclusion du débat et se jetèrent dans leur navires dont ils firent hisser les voiles pour fuir aussitôt ; les autres décidèrent de livrer bataille dans les eaux de l'Isthme. Puis la nuit vint, ils levèrent la séance, et chacun

regagna son bord.

Alors, quand Thémistocle revint sur son navire, un Athénien, Mnésiphile, lui demanda ce qu'on avait décidé. Informé par lui qu'on avait résolu de ramener les navires à l'Isthme et de combattre devant le Péloponnèse, il lui dit : « Certes, si les Grecs retirent leurs vaisseaux de Salamine, tu n'auras plus à lutter sur mer pour quelque patrie que ce soit : ils s'en iront tous dans leurs cités et Eurybiade ne pourra pas les arrêter, ni personne au monde, pour empêcher l'émiettement total de l'expédition ; ce sera la perte de la Grèce, faute d'avoir su bien décider. Cependant, si l'on y peut encore quelque chose, va donc essayer de les faire revenir sur leur décision, va voir si par hasard tu ne pourrais pas convaincre Eurybiade de changer d'avis et de ne pas bouger d'ici ».

Thémistocle trouva le conseil excellent et, sans lui répondre, se dirigea vers le vaisseau d'Eurybiade ; là, il déclara qu'il désirait discuter avec lui d'une question d'intérêt général. Eurybiade le pria de venir à son bord lui parler, s'il avait quelque chose à lui dire. Alors Thémistocle vint s'asseoir près de lui et lui présenta comme la sienne l'opinion que Mnésiphile lui avait exposée, non sans la renforcer par bien d'autres arguments, jusqu'à ce qu'il l'eût amené par ses instances à quitter son navire et appeler tous les chefs au Conseil.

Sitôt les chefs réunis, Thémistocle, sans attendre qu'Eurybiade leur eût indiqué le motif de leur convocation, se lança dans un long discours, en homme impatient de leur faire adopter son avis. Mais le chef corinthien, Adimante fils d'Ocytos, interrompit son exposé : « Thémistocle », dit-il, « aux Grands Jeux, qui part avant son tour reçoit des coups ». — « Certes », répondit l'autre pour s'excuser, « mais qui traîne derrière les autres ne remporte pas la couronne. »

Thémistocle répondit, pour cette fois, calmement au Corinthien ; puis, à l'adresse d'Eurybiade, il ne reprit aucun de ses arguments précédents et n'exprima pas la crainte que la flotte ne se dispersât en quittant Salamine, car incriminer les alliés en leur présence n'eut pas été à son honneur ; il prit un autre tour et déclara : « Tu es maître aujourd'hui de sauver la Grèce, si tu livres bataille ici même suivant mon conseil, et si tu refuses d'écouter ceux-ci et de ramener la flotte vers l'Isthme. Écoute, et confronte nos avis : si tu engages la bataille près de l'Isthme, elle aura lieu en pleine mer, grave désavantage pour nous dont les navires sont plus lourds et moins nombreux que ceux de l'ennemi ; et tu perdras Salamine, Mégare et Égine, même si nous avons ailleurs la victoire ; les forces terrestres de l'ennemi avanceront en accord avec sa flotte, et par là tu les auras toi-même dirigées sur le Péloponnèse ; et tu mettras la Grèce tout entière en danger. Si, au contraire, tu adoptes mon plan, tu y trouveras bien des avantages : d'abord, comme nous livrerons bataille dans un espace restreint en opposant peu de navires à une flotte nombreuse, si tout se passe comme d'habitude à la guerre, nous l'emporterons nettement : combattre à l'étroit nous sert, combattre au large sert nos ennemis. En outre Salamine leur échappe, où nous avons mis à l'abri nos enfants et nos femmes. Ajoute encore cette considération qui vous touche plus que tout : tu protégeras autant le Péloponnèse en livrant bataille ici qu'en allant combattre devant l'Isthme et, si tu as quelque bon sens, tu ne dirigeras pas l'ennemi sur le Péloponnèse. Si tout se passe comme je l'espère et si nos vaisseaux l'emportent, les Barbares n'iront pas vous attaquer à l'Isthme et ils ne dépasseront pas l'Attique : ils se retireront en désordre et pour notre plus grand avantage, car Mégare nous restera, ainsi qu'Égine et Salamine où, nous dit un oracle, nous devons triompher de nos ennemis. Les gens qui prennent des décisions logiques réussissent en général, les autres non, et le ciel ne se plie pas aux volontés des hommes ».

À ces mots, le Corinthien Adimante intervint Sépias et aux Thermopyles : je pense pouvoir compter, à la place des hommes disparus dans la tempête ou tombés aux Thermopyles et dans les batailles navales de l'Artémision, ceux qui, à ce moment, ne marchaient pas encore avec le roi, c'est-à-dire les Maliens, les Doriens, les Locriens, les Béotiens (sauf les Thespiens et les Platéens), qui le suivaient avec toutes leurs forces, ainsi que les Carystiens, les Andriens, les Téniens et le reste des Insulaires (sauf les cinq cités dont j'ai donné les noms précédemment), car plus le Perse avançait en Grèce, plus il avait de peuples à sa suite.

Quand tous les contingents furent arrivés dans Athènes (les Pariens exceptés, qui restaient à Cythnos en attendant de savoir comment tournerait la guerre) et que le reste de l'expédition fut à Phalère, Xerxès se rendit en personne auprès de sa flotte, parce qu'il entendait prendre contact avec ses équipages et s'enquérir de leurs dispositions. Il vint et prit place sur un trône, devant les tyrans des divers peuples et les commandants des navires qu'il avait fait appeler ; chacun prit place au rang que le roi lui avait assigné : le roi de Sidon venait le premier, puis le roi de Tyr, puis les autres. Quand ils furent tous assis dans l'ordre voulu, Xerxès chargea Mardonios de les interroger pour savoir ce que chacun pensait d'une éventuelle bataille navale.

Mardonios parcourut leurs rangs et les interrogea tous, en commençant par le Sidonien ; tous furent du même avis et demandèrent qu'on livrât bataille sur mer ; cependant Artémise lui fit cette réponse : « Rapporte au roi, Mardonios, que je déclare ceci, moi dont la vaillance et les exploits n'ont pas été les moindres aux combats navals devant l'Eubée : « Maître, il est juste que je te donne ma véritable opinion, la meilleure que j'aie en tête pour servir tes intérêts. La voici donc : épargne tes navires, ne combats pas sur mer, car leurs hommes sont plus forts que les tiens sur la mer, tout autant que des hommes l'emportent sur des femmes. D'ailleurs pourquoi vouloir à tout prix courir ce risque ? Ne possèdes-tu pas Athènes, qui était l'objet de ton expédition, et tout le reste de la Grèce ? Tu n'as plus personne devant toi ; ceux qui t'ont résisté ont eu la fin qu'ils méritaient, et le sort qui selon moi attend tes adversaires, je vais te le dire : si, au lieu de te lancer en hâte dans un combat naval, tu gardes tes navires ici, près de la terre, soit que tu attendes l'ennemi, soit encore que tu avances dans le Péloponnèse, tu obtiendras sans peine, maître, ce que tu es venu chercher ; les Grecs ne peuvent pas tenir long temps devant toi, tu les disperseras et ils s’enfuiront tous chez eux ; car, d'après mes informations, ils n'ont pas d'approvisionnements dans cette île et, si tu diriges tes troupes sur le Péloponnèse, il est inconcevable que les combattants originaires de ce pays n'en soient point émus et n'en perdent pas toute envie de lutter sur mer devant Athènes. Si, au contraire, tu te lances immédiatement dans un combat naval, je crains pour tes forces terrestres les conséquences du malheur qui pourrait arriver à ta flotte. D'ailleurs médite aussi, seigneur, sur ce point : aux maîtres généreux les méchants esclaves, aux méchants les bons serviteurs. Comme tu es le plus généreux des hommes, tu as de méchants esclaves qu'on veut faire passer pour tes alliés, Égyptiens et Cypriotes, Ciliciens et Pamphyliens, tous des gens qui n'ont pas la moindre valeur ».

Ces paroles d'Artémise à Mardonios désolèrent tous ceux qui avaient quelque sympathie pour elle et prévoyaient sa disgrâce, du moment qu'elle s'opposait au projet du roi. Ceux qui la détestaient et la jalousaient parce que Xerxès l'honorait entre tous ses alliés se réjouissaient de sa réponse et la croyaient déjà perdue. Mais quand les avis donnés furent transmis au roi, Xerxès apprécia beaucoup celui d'Artémise, dont il avait déjà reconnu la valeur et qu'il loua plus encore en cette occasion. Il ordonna, toutefois de suivre l'avis de la majorité ; sa flotte, pensait-il, avait manqué d'ardeur sur la côte de l'Eubée parce qu'il n'était pas là, mais il avait tout arrangé cette fois-ci pour assister au combat.

Sitôt reçu l'ordre d'appareiller, les Perses conduisirent leurs vaisseaux devant Salamine et les mirent en position tout à loisir. Ils n'eurent pas assez de temps ce jour-là pour engager la bataille, car la nuit tombait déjà ; ils se préparèrent donc à combattre le lendemain. De l'autre côté, la crainte et l'angoisse avaient saisi les Grecs et surtout ceux du Péloponnèse : ils étaient dans l'angoisse parce qu'arrêtés à Salamine ils allaient se battre sur mer pour la terre athénienne et, vaincus, se trouveraient bloqués et assiégés dans l'île, tandis que leur pays se trouvait abandonné sans défenseurs.

 

Les Péloponnésiens fortifient l’Isthme.

 

D'autre part les forces terrestres des Barbares, pendant cette nuit-là, s’ébranlèrent pour gagner le Péloponnèse. Or, tout avait été mis en œuvre pour empêcher les Barbares d'y pénétrer, par le continent : sitôt connue la mort aux Thermopyles de Léonidas et de ses compagnons, de toutes leurs cités les Péloponnésiens accoururent à l'Isthme et s'y établirent ; ils avaient pour chef Cléombrotos fils d'Anaxandride, le frère de Léonidas. Établis dans l'Isthme, ils barrèrent la route Scironienne, puis, comme ils en avaient décidé au Conseil, ils se mirent en devoir de fermer l'Isthme par un mur. Comme il y avait là des milliers d'hommes qui tous y travaillaient, l'ouvrage avançait vite ; les pierres, les briques, le bois, les couffins de sable affluaient et le travail ne cessait pas un instant, ni le jour, ni la nuit.

Voici les Grecs qui participèrent avec toutes leurs forces à la défense de l'Isthme : les Lacédémoniens et tous les Arcadiens, les Éléens, Corinthiens, Sicyoniens, Épidauriens, Phliasiens, Trézéniens et Hermioniens. Ceux-là vinrent au secours de la Grèce et s'émurent du danger qu'elle courait ; le reste des Péloponnésiens ne s'en inquiéta pas : pourtant les Jeux Olympiques et les Carnéia étaient déjà terminés.

Sept peuples habitent le Péloponnèse. Deux sont des autochtones et occupent toujours leur territoire ancien : les Arcadiens, et les Cynuriens. Un autre, le peuple achéen, n'est jamais sorti du Péloponnèse, mais a quitté son territoire pour s'installer sur un autre. Les quatre autres peuples, Doriens, Étoliens, Dryopes et Lemniens, sont d'origine étrangère. Les Doriens ont des cités nombreuses et célèbres ; les Étoliens n'en ont qu'une, Élis ; les Dryopes ont Hermione et Asiné, qui et près de Cardamyle en Laconie ; aux Lemniens appartiennent tous les Paroréates. Les Cynuriens sont autochtones et seuls paraissent être des Ioniens, mais ils se sont entièrement assimilés aux Doriens, à la longue et sous la domination des Argiens ; ce sont les Ornéates et leurs voisins. Les cités qui appartiennent à ces sept peuples et que je n'ai pas énumérées ci-dessus avaient choisi de rester neutres ; mais, si l'on nous permet de parler en toute franchise, en choisissant la neutralité, elles se rangeaient aux côtés des Mèdes.

 

À Salamine : la ruse de Thémistocle.

 

Donc, les Grecs réunis dans l'Isthme s'étaient mis à cet ouvrage ; c'était courir leur course suprême et montrer qu'ils n'espéraient point de triomphe pour leur flotte. De leur côté les Grecs réunis à Salamine tremblaient, tout en apprenant leur projet, et plus pour le Péloponnèse que pour leur propre salut. Ils s'étaient contentés jusqu'alors de murmurer, en tête à tête, contre l'imprudente stratégie d'Eurybiade, mais l'opposition éclata finalement au grand jour ; il y eut une réunion et l'on reprit, longuement, les mêmes thèses : pour les uns, il fallait se replier sur le Péloponnèse et tout risquer pour le défendre, au lieu de s'attarder à combattre devant un pays déjà vaincu ; pour les Athéniens, les Éginètes et les Mégariens, il fallait au contraire livrer bataille sur place.

Alors, quand Thémistocle vit triompher l'avis des Péloponnésiens, il quitta discrètement la salle du Conseil et, dehors, fit partir pour le camp des Mèdes, dans une barque, un homme bien instruit des propos qu'il devait tenir. — L'homme, qui s'appelait Sicinnos, était des gens de Thémistocle et le pédagogue de ses fils ; plus tard, Thémistocle le fit citoyen de Thespies, quand cette ville admit de nouveaux habitants, et il lui donna beaucoup d'argent. L'homme rejoignit en barque le camp des Barbares et tint à leurs chefs ce langage : « Le chef des Athéniens m'envoie vers vous à l'insu des autres Grecs (car il est tout dévoué au roi et souhaite votre succès plutôt que le leur), pour vous dire que les Grecs sont terrifiés et décident de prendre la fuite il ne tient qu'à vous d'accomplir à présent un exploit sensationnel, en ne leur permettant pas de vous échapper. Ils ne s'entendent pas, ils ne vous résisteront plus, et vous verrez la bataille s'engager en mer entre vos partisans et vos ennemis ». L'homme leur transmit ces renseignements, et il s'éclipsa.

Les Barbares prirent ce message pour véridique ; ils firent débarquer dans Psyttalie, un îlot situé entre Salamine et le continent, un fort contingent de Perses ; puis, au milieu de la nuit, ils déployèrent en demi-cercle leur aile ouest en direction de Salamine, firent avancer leurs navires postés autour de Céos et de Cynosure et fermèrent la passe jusqu'à Munichie. Ils avaient l'intention, par ce mouvement, d'enlever aux Grecs toute possibilité de fuir et de leur faire payer, bloqués dans Salamine, leur succès de l'Artémision ; et ils firent débarquer des Perses dans l'îlot nommé Psyttalie pour la raison suivante : quand on livrerait la bataille, les hommes tombés à la mer et les épaves viendraient justement s'y échouer (car l'île se trouvait à l'endroit où le combat devait se dérouler), et ils projetaient de recueillir les leurs et de massacrer les ennemis. Ils manoeuvrèrent en silence pour ne pas donner l'éveil à leurs adversaires. Donc, les Perses prirent leurs positions pendant la nuit, sans s'accorder un instant de repos.

Je ne puis vraiment pas contester la vérité des oracles et je ne songe nullement à tenter d'en nier l'évidence lorsque j'ai sous les yeux semblable réponse :

 

Lorsque Artémis au glaive d'or verra son saint rivage

Relié par leurs navires à Cynosure au milieu des flots

Lorsque dans leur fol espoir ils auront saccagé la splendide Athènes,

Alors la Divine Justice éteindra la brutale Insolence, la fille de Démesure

Aux furieux désirs, sûre que tout lui cédera.

L'airain rencontrera l'airain ; Arès avec des flots de sang

Teindra la mer. La Grèce alors verra luire le jour de la liberté,

Don du Cronide au vaste regard et de la Victoire toute puissante.

 

En pareil cas, et lorsque Bacis parle si clairement, je n'ai pas moi-même l'audace de contester la vérité des oracles, et je ne l'admets pas non plus chez autrui.

À Salamine les chefs des Grecs étaient toujours plongés dans leurs discussions. Ils ne savaient pas encore que les navires des Barbares les enveloppaient et les croyaient toujours aux places où ils les avaient vus le jour précédent.

 

Intervention d’Aristide.

 

Ils siégeaient toujours lorsqu'Aristide fils de Lysimaque arriva d'Égine. — C'était

un Athénien, et le peuple l'avait frappé d'ostracisme, mais par tout ce que je sais de son caractère,

je le considère comme l'homme le plus vertueux et le plus juste qu'Athènes ait connu. Donc, Aristide vint à la porte de la salle du Conseil et fit appeler Thémisctocle, qui n'était point son ami, mais bien son pire ennemi : cependant la grandeur du péril qui les menaçait lui fit oublier leurs dissentiments et il appela Thémistocle pour conférer avec lui. Il avait appris déjà que les Grecs du Péloponnèse voulaient de toute urgence ramener la flotte vers l'Isthme. Quand Thémistocle fut devant lui, Aristide lui dit ceci : « Nous sommes rivaux, mais nous devons en toute circonstance, et aujourd'hui surtout, lutter à qui de nous deux rendra le plus de services à la patrie. Or, je t'annonce que les Péloponnésiens peuvent toujours discourir plus ou moins longuement sur le départ de la flotte : cela ne changera rien à la situation, car j'ai vu de mes yeux ce que je t'annonce : pour l'instant, qu'ils le veuillent ou non, les Corinthiens et Eurybiade en personne seront bien incapables de partir d'ici, car nous sommes entourés par les ennemis. Va les retrouver, et donne-leur cette nouvelle ».

Thémistocle lui répondit : « Ton conseil est excellent, et tu nous apportes une bonne nouvelle : ce que tu as vu de tes yeux, ce qui t'amène ici, c'est exactement ce que je désirais. C'est grâce à moi, sache-le, que les Mèdes font ce qu'ils font, car du moment que les Grecs ne consentaient pas à engager volontairement la bataille, il fallait bien les y forcer. Mais, puisque tu es venu nous apporter cette bonne nouvelle, annonce-la toi-même : si elle vient de moi, on pensera que je l'invente et je ne les convaincrai pas ; ils ne croiront pas à cette manoeuvre des Barbares. Va toi-même les trouver, explique-leur la situation ; quand tu leur auras parlé, s'ils te croient, tant mieux, mais s'ils restent incrédules, le résultat sera le même, car ils ne pourront plus prendre la fuite si nous sommes vraiment cernés de tous les côtés comme tu l'annonces ».

Devant le Conseil Aristide exposa la situation : il venait d'Égine, déclara-t-il, et il avait échappé non sans peine aux navires ennemis qui bloquaient le passage, car la flotte grecque était cernée tout entière par celle de Xerxès ; il leur conseillait donc de se préparer, dans l'attente d'une offensive de l'ennemi. Cela dit, Aristide se retira, mais les autres recommencèrent à discuter, car les chefs, en général, ne croyaient pas à cette nouvelle.

Ils n'en croyaient toujours rien lorsque survint une trière transfuge, montée par des Téniens sous les ordres de Panaitios fils de Sosiménès, qui leur apporta la vérité tout entière. Pour cette action les Téniens ont eu leur nom inscrit à Delphes, sur le trépied, au nombre des Grecs qui ont abattu le Barbare. Avec ce navire qui passa dans leurs lignes à Salamine et celui de Lemnos qui les avait rejoints auparavant à l'Artémision, la flotte grecque parvint au chiffre rond de trois cent quatre-vingts navires ; auparavant il lui en fallait encore deux pour atteindre ce nombre.

 

La bataille.

 

Les Grecs jugèrent enfin dignes de foi les affirmations des Téniens, et ils se préparèrent à la bataille imminente. L'aurore parut et les chefs réunirent les soldats ; l'allocution que prononça Thémiftocle fut, entre toutes, excellente : il la consacra tout entière à mettre en parallèle ce qu'il y a de plus noble et de plus vil dans la nature et la condition de l'homme, il exhorta les Grecs à choisir toujours le parti le plus noble et, son discours achevé, donna l'ordre de monter sur les vaisseaux. Donc les hommes s'embarquèrent, et la trière qui revenait d'Égine survint à ce moment, celle qu'on avait envoyée chercher les Éacides. Les Grecs, alors, firent avancer leurs navires.

Les Barbares les attaquèrent aussitôt. Les Grecs commençaient tous à reculer et à se rapprocher du rivage, mais un Athénien, Ameinias de Pallène, avança et se jeta sur un navire ennemi ; comme il restait accroché à son adversaire et qu'ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre se libérer, les autres navires grecs vinrent à la rescousse et la mêlée s'engagea. Voilà, disent les Athéniens, comment la bataille a commencé ; mais, selon les Éginètes, c'est le navire qu'on avait envoyé chercher les Éacides à Égine qui ouvrit les hostilités. On raconte encore autre chose : une apparition qui, sous la forme d'une femme, exhorta l'armée grecque d'une voix si forte que tous l'entendirent et qui prononça d'abord ce reproche : « Malheureux, jusques à quand ferez-vous reculer vos nefs ? »

Les Athéniens avaient en face d'eux les Phéniciens, placés du côté d'Éleusis et du couchant ; les Lacédémoniens étaient en face des Ioniens, placés du côté du levant et du Pirée. Ceux-ci furent peu nombreux à faiblir volontairement comme Thémistocle le leur avait demandée ; le plus grand nombre n'en fit rien. Je puis donner les noms de plusieurs capitaines qui capturèrent des vaisseaux grecs, mais je n'en ferai rien, sauf pour Théomestor fils d'Androdamas et Phylacos fils d'Histiée, deux Samiens : je mentionne ici leurs noms parce que Théomestor, en récompense, fut fait tyran de Samos par les Perses, et Phylacos fut inscrit sur la liste des « Bienfaiteurs du Roi », et Xerxès lui octroya un domaine immense. Les « Bienfaiteurs du Roi » s'appellent en langue perse les orosanges.

Voilà ce qui advint à ces deux hommes. — Les Perses perdirent à Salamine la plupart de leurs navires, détruits soit par les Athéniens, soit par les Éginètes. Les Grecs combattaient alignés et en bon ordre, mais les Barbares avaient rompu leurs lignes et ne calculaient aucun de leurs mouvements : il devait donc leur arriver ce qui justement leur arriva. Cependant ils étaient (car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu'ils ne l'avaient été devant l'Eubée, car tous rivalisaient d'ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi.

Je ne saurais parler de tous les combattants, Grecs ou Barbares, et dire en détails ce que fit chacun d'eux, mais à propos d'Artémise voici ce qui lui valut encore plus d'estime de la part de Xerxès : au moment où les forces du roi se trouvèrent en pleine confusion, le vaisseau d'Artémise fut pris en chasse par un navire d'Athènes ;elle ne pouvait pas lui échapper, car des navires alliés lui barraient le passage et le sien se trouvait exposé le premier aux coups de l'ennemi. La décision qu'elle prit alors la servit à merveille : pourchassée par ce navire d'Athènes, elle se jeta sur un allié, un navire de Calyndaz qui portait le roi du pays en personne, Damasithymos. Artémise et lui s'étaient-ils querellés lorsqu'ils étaient encore dans l'Hellespont, je ne saurais le dire, et je ne sais pas davantage si son geste fut prémédité ou si le hasard seul mit devant elle le navire des Calyndiens. Toujours est-il qu'elle se jeta sur lui et le coula, et qu'elle eut la chance d'en tirer deux avantages — car le commandant de la trière d'Athènes crut, en la voyant attaquer un navire des Barbares, que son vaisseau appartenait à la flotte des Grecs ou bien qu'il venait combattre de leur côté, et il l'abandonna pour un autre adversaire.

Artémise y gagna d'abord d'échapper à l'ennemi et d'éviter la mort ; mais elle en tira cet autre avantage aussi : le mal qu'elle avait fait à Xerxès eut ce résultat qu'il l'en estima plus que jamais. Xerxès, qui observait la bataille, remarqua, dit-on, ce navire qui en attaquait un autre, et quelqu'un près de lui s'exclama : «Vois-tu, maître, comme Artémise sait bien se battre, et comment elle a coulé l'un des vaisseaux ennemis ? » Le roi demanda si cet exploit était véritablement l'ouvrage d'Artémise ; ses gens l'en assurèrent, car ils connaissaient bien l'enseigne que portait son vaisseau, et ils supposaient que le navire coulé appartenait aux ennemis. D'ailleurs la chance qui l'avait favorisée jusque-là, comme on vient de le voir, la servit encore, et du navire de Calynda personne ne survécut pour l'accuser. Xerxès eut, dit-on, ce mot devant le fait qu'on lui signalait : « Je vois que les hommes sont aujourd'hui devenus des femmes, et les femmes, des hommes ». Voilà, dit-on, le mot que prononça Xerxès.

Dans cette action le stratège Ariabignès, fils de Darius et frère par conséquent de Xerxès, trouva la mort, avec bien des personnages importants parmi les Perses, les Mèdes et leurs alliés ; il y eut également des victimes dans les rangs des Grecs, mais en petit nombre, car eux savaient nager, et les hommes dont les vaisseaux étaient coulés, ceux du moins qui ne succombaient pas dans le corps à corps, pouvaient gagner Salamine à la nage. Au contraire les Barbares périrent noyés pour la plupart, comme ils ne savaient pas nager. C'est au moment où céda leur première ligne que la flotte des Barbares subit ses plus lourdes pertes, car les combattants de la deuxième ligne, qui tâchaient de passer en avant pour se signaler à leur tour aux yeux du roi, se heurtaient aux navires des leurs qui voulaient fuir.

Il advint encore ceci au cours de la mêlée : certains Phéniciens qui avaient perdu leurs navires s'en vinrent calomnier les Ioniens auprès du roi, en prétendant qu'ils avaient causé la perte de leurs bâtiments par un acte de trahison. Mais l'affaire ne se termina point par la mort des chefs ioniens, et les Phéniciens furent bien payés de leurs calomnies : ils n'avaient pas fini de parler qu'un navire de Samothrace se jetait sur une trière d'Athènes : celle-ci coula, mais un navire d'Égine survint et coula le navire de Samothrace ; mais les gens de Samothrace, dont l'arme et le javelot, dispersèrent par une grêle de traits les soldats embarqués sur le navire qui les avait coulés, montèrent à l'abordage et s'emparèrent du bâtiment. Ce fut le salut pour les Ioniens : Xerxès, qui vit cet exploit, se tourna contre les Phéniciens, en homme furieux de sa défaite et prêt à trouver partout des responsables, et il leur fit couper la tête : ces lâches n'iraient plus désormais calomnier plus braves qu'eux. — Lorsque Xerxès, de sa place au pied de la colline qu'on nomme Aigalée, en face de Salamine, voyait quelque exploit accompli par l'un des siens, il demandait le nom de son auteur, et ses secrétaires consignaient le nom du capitaine du navire, le nom de son père, sa cité. D'ailleurs, un ami des Ioniens qui se trouvait près du roi, le Perse Ariaramnès, aida lui aussi au malheur des Phéniciens.

Donc, ils tournèrent leur colère contre les Phéniciens. Tandis que les Barbares en déroute cherchaient à se replier sur Phalère, les Éginètes, embusqués dans le détroit, se couvrirent de gloire ; car si les Athéniens, dans la mêlée, détruisaient tous les navires qui tentaient ou de résister ou de fuir, les Éginètes s'attaquaient à ceux qui sortaient de la passe, et les navires qui échappaient aux Athéniens les trouvaient devant eux.

Deux vaisseaux se rencontrèrent à ce moment, celui de Thémistocle qui poursuivait un adversaire et celui d'un Éginète, Polycritos fils de Crios, aux prises avec un navire de Sidon, celui qui avait capturé le vaisseau d'Égine envoyé devant Sciathos avec, à son bord, Pythéas fils d'Ischénoos, l'homme que les Perses avaient recueilli, percé de mille coups, tant ils étaient émerveillés de sa bravoure ; ce navire, qui portait Pythéas outre son équipage perse, fut pris et Pythéas ainsi délivré regagna Égine. Lorsque Polycritos vit le navire d'Athènes, il reconnut aussitôt l'enseigne du navire amiral, interpella Thémistocle et lui adressa des railleries et des reproches à propos de l'accusation portée contre les Éginètes de pencher du côté des Mèdes ; et tout en lui lançant ces sarcasmes, il était aux prises avec son adversaire. Les Barbares dont les vaisseaux trouvèrent leur salut dans la fuite parvinrent à Phalère, où l'armée de terre pouvait les protéger.

Au cours de la bataille on distingua surtout, entre tous les Grecs, les Éginètes, et les Athéniens après eux ; entre les combattants, Polycritos d'Égine, et les Athéniens Eumène d'Anagyronte, et Ameinias de Pallène, l'homme qui poursuivit le navire d'Artémise : s'il avait su que ce navire était celui d'Artémise, il ne se serait pas arrêté avant de l'avoir pris ou d'avoir été lui-même capturé ; car les triérarques d'Athènes avaient reçu des ordres exprès à son sujet, et de plus il y avait dix mille drachmes, de récompense pour qui la prendrait vivante : les Athéniens trouvaient inadmissible qu'une femme osât faire la guerre à leur cité. Donc, Artémise leur échappa, comme on l'a dit plus haut ; et les Barbares qui avaient sauvé leurs navires rejoignirent Phalère eux aussi.

Le chef des Corinthiens, Adimante, fut selon les Athéniens, pris d'un tel trouble et d'une telle épouvante au premier choc des navires qu'il fit hisser les voiles et prit la fuite ; et quand les Corinthiens virent fuir leur navire amiral, ils l'imitèrent. Mais lorsque, toujours fuyant, ils arrivèrent à la hauteur du temple d'Athéna Sciras, sur la côte de Salamine, un dieu sans doute leur fit rencontrer une barque : on ne sut jamais qui l'avait envoyée, et les Corinthiens n'avaient aucune nouvelle de la bataille lorsqu'elle s'approcha d'eux. On voit une intervention divine dans cette rencontre, car, sitôt à portée des navires corinthiens, les gens de la barque dirent ceci Adimante, tu as retiré tes navires, tu as choisi de fuir et d'abandonner les Grecs, et maintenant ils triomphent, leur victoire est totale, comme ils la demandaient aux dieux ». Adimante, dit-on, refusa d'abord de les croire, mais ils insistèrent et s'offrirent en otages, acceptant de mourir si les Grecs ne s'avéraient pas vainqueurs. Alors, dit-on, Adimante et les autres capitaines virèrent de bord et rejoignirent la flotte pour trouver le combat déjà terminé. C'est le bruit que les Athéniens font courir à leur sujet ; mais les Corinthiens protestent et considèrent qu'ils ont joué dans la bataille un rôle de premier plan ; ils ont pour eux le témoignage du reste de la Grèce.

Aristide fils de Lysimaque, l'Athénien dont j'ai parlé un peu plus haut comme de l'homme le plus vertueux qui fût, agit ainsi pendant que la mêlée se déroulait à Salamine : avec un certain nombre des hoplites postés sur le rivage de Salamine, qui étaient Athéniens, il débarqua sur l'île de Psyttalie et ils massacrèrent jusqu'au dernier les Perses établis sur l'îlot.

Quand la rencontre eut pris fin, les Grecs ramenèrent à Salamine toutes les épaves qui flottaient encore dans les parages et se tinrent prêts à livrer bataille une seconde fois, car ils s'attendaient à ce que le roi mît en œuvre les vaisseaux qui lui restaient. Poussées par le vent d'ouest, beaucoup d'épaves allèrent s'échouer sur la côte de l'Attique au lieu dit Colias : par là s'accomplit, outre l'ensemble des oracles de Bacis et de Musée sur cette bataille, un oracle prononcé bien des années auparavant, à propos des épaves qui seraient jetées sur ce rivage, par un devin d'Athènes, Lysistrate, oracle qui avait échappé à l'attention des Grecs :

À Colias, les femmes feront griller sur les rames.

C'est ce qui devait se passer après le départ de Xerxès.

 

Après la bataille : la décision de Xerxès.

 

Lorsque Xerxès eut mesuré sa défaite, il craignit qu'un Ionien ne proposât aux Grecs, à moins que l'idée ne leur en vint spontanément, de faire voile vers l'Hellespont pour y couper ses ponts de bateaux ; il eut peur d'être enfermé en Europe et d'y trouver sa perte, et il se résolut à fuir. Mais, dans l'intention de cacher ses projets aux Grecs comme à ses propres troupes, il entreprit de relier Salamine au continent par une jetée et fit amarrer ensemble des chalands phéniciens qui serviraient de pont et de barrage ; en même temps, il faisait procéder à des préparatifs qui semblaient annoncer une seconde bataille navale. Devant son attitude, nul ne doutait qu'il n'eût la ferme intention de rester sur place et de continuer la lutte ; mais Mardonios ne s'y laissait pas tromper car mieux que tout autre il connaissait les pensées de son maître.

Tout en prenant ces mesures, Xerxès fit partir pour la Perse un messager chargé d'annoncer là-bas le malheur qui le frappait. — Rien ne parvient plus vite au but que ces messagers royaux, de tout ce qui est mortel. Voici le système qu'ont inventé les Perses : ils établissent, dit-on, sur la route à parcourir autant de relais avec hommes et chevaux qu'il y a d'étapes journalières à assurer, à raison d'un homme et d'un cheval par journée de marche. Neige, pluie, chaleur ou nuit, rien n'empêche ces hommes de couvrir avec une extrême rapidité le trajet qui leur est assigné ; sa course achevée, le premier courrier transmet le message au second, le second au troisième et ainsi de suite : les ordres passent de main en main, comme le flambeau chez les Grecs aux fêtes d'Héphaistos. Les Perses appellent ces relais de courriers montés l'angaréion.

Le premier message qui parvint à Suse avait annoncé la prise d'Athènes et causé tant de joie aux Perses restés sur place qu'ils avaient jonché de myrte toutes les rues, faisaient brûler des parfums et passaient leur temps en banquets et en fêtes. Le second message survint, et les plongea dans une telle consternation que tous déchirèrent leurs vêtements et se mirent à crier et gémir sans fin, en accusant Mardonios de ce malheur ; leurs lamentations venaient d'ailleurs beaucoup moins de leur chagrin d'avoir perdu leurs vaisseaux que de leurs inquiétudes pour la personne même de Xerxès. »

 

Hérodote - L’enquête. Thucydide d’Athènes – Histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens, traduction Denis Roussel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 561-582.

 

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490 - La bataille de Marathon selon Hérodote

14 Avril 2011, 23:00pm

Publié par histege

490 – LA BATAILLE DE MARATHON SELON HÉRODOTE

 

Hérodote, voyageur, géographe et historien grec (ca 484 - 425), né dans la cité d’Halicarnasse (Asie Mineure) relate la bataille de Marathon, lors de la première guerre médique, qui voit s’affronter les Perses et leurs alliés d’une part et les Athéniens et les Platéens d’autre part.

 

         « Marathon.

 

Maîtres d'Érétrie, les Perses s'y arrêtèrent quelques jours, puis ils reprirent la mer pour gagner l'Attique, pleins d'ardeur et persuadés qu'ils en feraient d'Athènes comme d'Érétrie. Comme Marathon était en Attique le point le plus propre aux manœuvres de la cavalerie et le plus proche aussi d'Érétrie, c'est là qu'Hippias fils de Pisistrate conduisit les Perses.

Instruits de leur arrivée, les Athéniens se portèrent en forces, eux aussi, à Marathon. Ils avaient à leur tête dix stratèges, et, parmi eux, Miltiade dont le père, Cimon fils de Stésagoras, avait dû quitter Athènes pour échapper à Pisistrate fils d'Hippocrate. Pendant son exil Cimon avait vu triompher son quadrige aux Jeux Olympiques, victoire que son frère utérin Miltiade avait également obtenue avant lui ; aux Jeux suivants il avait encore triomphé avec le même attelage, mais il avait fait proclamer vainqueur Pisistrate, et, par cette complaisance, il avait obtenu la permission de revenir chez lui. Les mêmes bêtes lui donnèrent la victoire une fois encore aux Jeux Olympiques ; puis les fils de Pisistrate le firent périr, quand leur père ne fut plus là : ils le firent tuer une   nuit par des hommes à eux embusqués près du prytanée. Son tombeau se trouve à l'entrée de la ville, au delà de la route qu'on appelle la route de Coilé ; les chevaux qui lui ont donné ses trois victoires olympiques ont été enterrés en face de lui. Un autre attelage avait déjà remporté le même succès, celui du Laconien Évagoras, mais aucun n'en a connu davantage. L'aîné des fils de Cimon, Stésagoras, vivait à cette époque en Chersonèse chez son oncle paternel Miltiade, tandis que le cadet se trouvait à Athènes avec son père ; il portait le nom de ce Miltiade, le fondateur de la colonie établie en Chersonèse.

Ce Miltiade, donc, revenu de Chersonèse après avoir échappé deux fois à la mort, était l'un des stratèges athéniens : d'abord, les Phéniciens qui l'avaient poursuivi jusqu'à Imbros voulaient absolument s'emparer de lui et le mener au Grand Roi ; puis, de retour chez lui après leur avoir échappé, il se croyait alors en sécurité, mais ses ennemis l'attendaient et l'avaient traîné devant les tribunaux en l'accusant de s'être conduit en Chersonèse comme un tyran. Il s'était également tiré de cette affaire, et le peuple l'avait nommé stratège.

D'abord, avant de quitter la ville, les Stratèges dépêchèrent à Sparte un héraut, Philippidès, un Athénien, qui était courrier de profession. Or, selon ce qu'il raconta et le rapport qu'il fit au peuple athénien, ce Philippidès vit près du mont Parthénion, au-dessus de Tégée, le dieu Pan lui apparaître : le dieu l'appela par son nom, dit-il, et lui ordonna de demander aux Athéniens la raison de leur négligence à son égard, alors qu'il avait pour eux de la bienveillance, qu'il leur avait souvent déjà rendu service et le ferait encore. — Quand les Athéniens se virent hors de danger, ils ajoutèrent foi au récit de leur messager et fondèrent un sanctuaire de Pan au pied de l'Acropole ; depuis cet avertissement du dieu, ils se concilient tous les ans sa bienveillance par des sacrifices et par une course aux flambeaux.

Ce Philippidès, que les stratèges envoyaient à Sparte et qui vit en route, dit-il, le dieu Pan lui apparaître, fut à Sparte le jour qui suivit son départ d'Athènes ; quand il fut en présence des magistrats, il leur dit : « Lacédémoniens, les Athéniens vous prient de les secourir et de ne point tolérer que la plus ancienne des cités de la Grèce tombe sous le joug du Barbare. Érétrie déjà est esclave, et la Grèce qui perd une ville insigne est désormais moins forte ». Donc le héraut s'acquitta de son message, et les Lacédémoniens résolurent de secourir Athènes, mais il leur fut impossible de le faire aussitôt, car ils ne voulaient pas enfreindre leur loi : c'était le neuvième jour du mois et, dirent-ils, ils ne partiraient pas en expédition au neuvième jour d'un mois, avant que la lune fût dans son plein.

Ils attendirent donc la pleine lune, tandis qu'Hippias fils de Pisistrate menait les Barbares à Marathon. La nuit d'avant, il avait fait un songe : il s'était vu couché près de sa propre mère; il en avait conclu qu'il rentrerait à Athènes, y reprendrait le pouvoir et terminerait ses jours dans sa terre maternelle, chargé d'années. Voilà comment il interprétait son rêve, et pour l'instant il dirigeait l'expédition perse ; il avait fait déposer les Érétriens captifs dans l'île qu'on appelle Aigilia et qui appartient à la ville de Styra, ensuite il amena les navires devant Marathon où il leur fit jeter l'ancre ; puis les Barbares débarquèrent et il leur assigna leurs postes. Au milieu de ces préparatifs, il se prit à éternuer et tousser plus fort qu'à l'ordinaire ; or il était déjà vieux, et ses dents étaient branlantes pour la plupart : il toussa si fort qu'il en cracha une. Il fit tout ce qu'il put pour la retrouver dans le sable où elle était tombée, mais elle demeura invisible ; alors en soupirant il dit à ceux qui l'entouraient : « Ce sol n'est pas à nous, nous ne pourrons pas nous en rendre maîtres : ma dent a pris toute la part qui m'en revenait ».

C'est ainsi qu'Hippias jugea son rêve accompli. Cependant les Athéniens avaient pris position sur le terrain consacré à Héraclès ; les Platéens vinrent les y rejoindre avec la totalité de leurs forces, car ils s'étaient donnés aux Athéniens, et ceux-ci avaient déjà fait beaucoup pour eux. Voici comment cela s'était produit : menacés par les Thébains, les Platéens avaient d'abord recherché la protection de Cléomène fils d'Anaxandride et des Lacédémoniens qui se trouvaient dans la région. Ceux-ci repoussèrent leur demande en ces termes : «Nous habitons trop loin de vous, et notre aide ne vous arriverait jamais à temps : vous seriez écrasés bien avant qu'on ait entendu chez nous parler de quelque chose. Mais nous vous conseillons de vous donner aux Athéniens, qui sont vos voisins et qui ne seront certes pas incapables de vous secourir ». Ce conseil venait moins de leur sympathie pour Platées que de leur désir de susciter des ennuis aux Athéniens, en les opposant aux Béotiens. Ils donnèrent donc ce conseil aux Platéens, et ceux-ci les écoutèrent : pendant un sacrifice que les Athéniens offraient aux Douze Dieux, ils se postèrent en suppliants près de l'autel et se mirent sous la protection d'Athènes. À cette nouvelle les Thébains marchèrent contre Platées ; de leur côté les Athéniens vinrent au secours de la ville. Ils allaient engager le combat lorsque des Corinthiens qui se trouvaient là s'interposèrent : les deux parties acceptèrent leur arbitrage, et ils tracèrent les frontières du territoire contesté, en posant pour condition que les Thébains laisseraient tranquilles les peuples de Béotie qui refuseraient de s'associer au groupe des Béotiens. Donc les Corinthiens décidèrent, et ils partirent ; mais au moment où les Athéniens se retiraient à leur tour, les Béotiens les attaquèrent : un combat s'engagea, qui se termina par la défaite des agresseurs. Les Athéniens reculèrent alors la frontière que les Corinthiens avaient indiquée pour Platées, et ils donnèrent pour limite à Thèbes, du côté de Platées et d'Hysies, le cours même de l'Asopos. Donc les Platéens s'étaient donnés aux Athéniens dans les circonstances rapportées ici, et ils vinrent alors au secours d'Athènes, à Marathon.

Les stratèges athéniens se trouvaient partagés en cieux camps : les uns ne voulaient pas engager le combat, — les Athéniens, disaient-ils, n'étaient pas assez nombreux pour affronter l'armée des Mèdes — ; les autres, avec Miltiade, le voulaient. Les avis s'opposaient, et le parti le moins bon l'emportait : or un onzième personnage avait le droit de voter, l'homme désigné par le sort pour exercer les fonctions de polémarque (autrefois les Athéniens donnaient au polémarque une voix égale à celle des Stratèges). Le polémarque était alors Callimaque d'Aphidna. Miltiade alla le trouver et lui dit : « C'est à toi, Callimaque, qu'il appartient aujourd'hui ou d'asservir Athènes, ou de la rendre libre et, ce faisant, de laisser aux hommes un nom à tout jamais glorieux, plus glorieux encore que ceux d'Harmodios et d'Aristogiton. Depuis qu'Athènes existe, jamais elle n'a couru de danger plus terrible : si elle s'incline devant les Mèdes, le sort des Athéniens livrés à Hippias est clair ; si elle l'emporte, elle peut espérer la première place en Grèce. Comment ? Et comment se fait-il que tout dépende aujourd'hui de toi ? Je vais te l'expliquer. Nous, les stratèges, nous sommes dix et nos avis sont partagés : les uns veulent livrer bataille, les autres s'y refusent. Or, si nous n'engageons pas le combat, je prévois que la discorde grandissante ébranlera les esprits et poussera les Athéniens dans les bras du Mède ; si nous combattons avant que cette gangrène n'ait fait des ravages, nous pouvons, si les dieux demeurent impartiaux, triompher dans cette rencontre. Donc, tout repose sur toi maintenant, tout dépend de toi : si tu te ranges à mon avis, ta patrie est libre, ta ville est la première des cités grecques ; si tu choisis le parti des hommes qui refusent le combat, ce sera pour toi le contraire exactement des biens que je t'ai dits ».

Les arguments de Miltiade gagnèrent Callimaque, et la voix du polémarque fut décisive : on résolut d'engager la bataille. Mais alors les stratèges qui avaient demandé le combat cédèrent l'un après l'autre le commandement à Miltiade, lorsque venait leur tour de l'exercer pour la journée ; et Miltiade l'acceptait, mais il attendit pour livrer bataille le jour où il lui revenait normalement.

Ce jour-là, les Athéniens prirent leurs dispositions pour la bataille : l'aile droite était commandée par Callimaque, le polémarque (les Athéniens avaient alors pour règle de donner l'aile droite au polémarque). Après lui venaient les tribus, rangées l'une à côté de l'autre, dans l'ordre où elles étaient comptées ; en dernier lieu les Platéens formaient l'aile gauche. — Depuis ce combat, lorsque les Athéniens sacrifient pendant leurs grandes fêtes quadriennales, le héraut dans sa prière appelle la protection divine sur Athènes et Platées conjointement. A Marathon, la ligne de bataille des Athéniens présenta cette particularité : comme elle était aussi longue que celle des Mèdes, le centre, fort de quelques rangées d'hommes seulement, en était le point le plus faible, tandis que les ailes étaient bien garnies et solides.

Les hommes avaient pris leurs positions, les sacrifices étaient favorables ; alors les Athéniens, lâchés contre les Barbares, les chargèrent en courant. Huit stades au moins séparaient les deux armées. Quand les Perses les virent arriver au pas de course, ils se préparèrent à soutenir le choc, mais ils les prenaient pour des fous courant à leur perte, ces hommes si peu nombreux qui attaquaient en courant, sans cavalerie et sans archers. Ce fut leur première impression ; mais les Athéniens les assaillirent bien groupés et combattirent avec une bravoure admirable. Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à soutenir la vue du costume mède et d'hommes ainsi équipés ; jusqu'alors, le nom seul des Mèdes suffisait à épouvanter les Grecs.

La bataille de Marathon fut très longue. Au centre les Barbares l'emportèrent, là où se trouvaient les Perses eux-mêmes et les Saces ; là, les Barbares victorieux enfoncèrent les lignes des Athéniens et les poursuivirent loin du rivage, mais aux deux ailes Athéniens et Platéens l'emportèrent. Vainqueurs, ils laissèrent fuir leurs adversaires, groupèrent leurs deux ailes pour lutter contre les éléments qui avaient enfoncé leur centre, et ils eurent la victoire. Ils poursuivirent les Perses en fuite et les taillèrent en pièces jusque sur le rivage, et là, ils s'accrochaient aux vaisseaux ennemis et demandaient du feu pour les incendier.

Le polémarque Callimaque périt dans cette affaire où il fit preuve d'une grande vaillance, et l'un des Stratèges, Stésilaos fils de Thrasylaos, y mourut également ; Cynégire fils d'Euphorion, qui s'accrochait à la poupe d'un navire, tomba, la main tranchée d'un coup de hache, et bien d'autres Athéniens illustres avec lui.

Sept des vaisseaux perses restèrent ainsi aux mains des Athéniens ; les autres purent se dégager et les Barbares, après avoir repris leurs captifs d'Érétrie dans l'île où ils les avaient déposés, contournèrent le cap Sounion, dans l'intention de surprendre Athènes avant le retour de ses troupes. Les Athéniens accusent les Alcméonides de leur avoir suggéré cette manoeuvre : ils auraient été d'intelligence avec les Perses et, sitôt ceux-ci remontés sur leurs navires, leur auraient fait des signaux en levant en l'air un bouclier.

Donc les Perses contournèrent le cap Sounion, mais les Athéniens coururent à toutes jambes au secours de leur cité et devancèrent les Barbares ; partis d'un sanctuaire d'Héraclès à Marathon, ils installèrent leur camp dans un autre sanctuaire d'Héraclès, au Cynosarge. Les Barbares, arrivés avec leurs navires à la hauteur de Phalère (où mouillaient alors les navires athéniens), restèrent quelque temps à l’ancre, puis reprirent la mer et regagnèrent l’Asie.

Dans cette bataille de Marathon, les Barbares perdirent six mille quatre cents hommes environ, les Athéniens cent quatre-vingt douze. Voilà le    total des pertes subies dans les deux camps. Un fait curieux s'y produisit : un Athénien, Épizèlos fils de Couphagorras, perdit soudain la vue tandis qu'il luttait en homme de cœur au milieu de la mêlée, et ce sans avoir reçu le moindre coup, ni de près ni de loin ; dès, lors il fut aveugle pour le restant de sa vie. Voici, m'a-t-on dit, comme il expliquait son malheur : il avait cru voir devant lui un homme de haute taille, en armes, dont la barbe recouvrait tout le bouclier ; l'apparition avait passé sans le toucher, mais avait tué son camarade à côté de lui. Voilà, m'a-t-on dit, l'histoire que racontait Épizèlos. »

 

Hérodote - L’enquête. Thucydide d’Athènes – Histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens, traduction Denis Roussel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 444-450.

 

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